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Chapitre III) Rookies of the year

Rookies of the year

- Vous n'êtes pas les bienvenus à Atarashî !

Cette accroche à au moins le don de faire taire le bruit ambiant. Le proclamé général en chef des armées entame son discours d'accueil pour les jeunes recrues.

- Devenir soldat n'est pas obligatoire. Vous mourrez très jeunes. Tous ! Certains d'entre vous verront leurs confrères tomber les uns après les autres sans pouvoir rien n'y faire. D'autres encore souffriront bien plus avant de succomber à leurs propres blessures. Vous vivrez auprès de dangereux mutants, en pariant contre la mort à chaque instant... et la mort ne perd jamais ! Vous allez regretter de vous être recensés. Vous allez préférer vivre une vie de misère plus tranquille, à l'intérieur des villes, plutôt de risquer votre vie au combat !

- Humpf...

En entendant cette phrase, Kyhx lâche un rictus en hochant la tête et en fermant son œil. Lui, connaît cette vie de misère soi-disant plus tranquille.

-  Vous êtes trop faibles, et le resterez. Vous rêvez de combattre des dragons ? Je parie mille pièces qu'aucun d'entre vous n'est capable d'attraper un lieusard ! Vous n'êtes que des petites scerpièces* perdues dans une meute de sasquatchs ! N'espérez pas devenir utiles, la Nouvelle Armée n'a pas besoin de mioches sans talent. Vous vous tenez droits, debout, pour le moment, mais vous courberez le dos bien assez tôt pour nourrir les mutants. Personne ne croît en vous, et personne n'a de raisons de croire en vous.

Voyant que son discours commence à faire mouche, que certaines des nouvelles recrues se désappointent, Nujiber la Destinée enchaîne sur sa conclusion.

- Voyez ce Shukumei* ! Je l'ai refusé, et voilà où j'en suis !

Il tiraille un morceau de son vêtement, au niveau de son torse, et laisse apparaître la cicatrice en haut de son sternum, blessure de guerre qui aurait dû lui être fatale.

- Choisissez votre Unmei* ! Montrez-moi que mon discours ne vous concerne pas ! Prouvez-moi que vous n'êtes pas que de la chaire sans valeur ! Combattez vaillamment comme des hommes et libérez ce monde des mutants qui nous ont envahis !

À ces mots, les nouvelles recrues reprennent confiance. Ces jeunes ont non seulement compris que leur statut de soldat ne faisait pas d'eux des héros-nés, mais aussi que leur marge de progression et l'expérience à acquérir fait de chacun d'eux des potentiels excellents guerriers en devenir. Le discours de la Destinée les a placés en bas de l'échelle, mais en position d'ascension, là où ces nouveaux arrivants au camp se voyaient déjà être des grands soldats expérimentés.

- "Shukumei ?" ! Lance Nujiber en guise de cri de guerre.

- Unmei ! Hurlent en chœur tous les membres de sa division en réponse.

La puissance du hurlement et de son écho qui retentit dans tout le camp a de quoi effrayer les jeunes enfants. Telle est la force de l'union militaire de la Nouvelle Armée. Impressionnant ! Le fourmillement sonore a laissé place à un brouhaha de félicitations. La Destinée a terminé son discours d'accueil et fait signe à ses partenaires.

Les jeunes futurs soldats sont ensuite conduits par les deux capitaines de la Destinée jusque dans les locaux qui abritent les dortoirs prévus pour les soldats. Le bâtiment devant lequel ils s'arrêtent est gigantesque. Les nouvelles recrues sont émerveillées de voir cet immense gratte-ciel. L'un des deux capitaines les taquine.

- De quoi donner le vertige, hein ?

- Vous dormirez désormais ici, dans le bâtiment dix-sept ! Ajoute son frère Éréyid.

- Quoi ? Il y a vraiment autant de bâtiments de cette taille ? S'étonne Nidari.

- Il faut bien loger tous les soldats, jeune homme.

Cette nouvelle lui fait perdre ses mots, il ne s'attendait pas à voir des choses si impressionnantes dès son arrivée, pourtant, sa vie de soldat n'a pas encore commencé !

Éréyid et Zénéïr sont des frères jumeaux qui ont tous les deux été nommés capitaines par leur commandant Nujiber. Ce sont eux qui se chargent de la présentation du camp d'Atarashî aux nouvelles recrues chaque année.

- Chaque chambre accueille deux membres, donc organisez-vous pour que personne ne se retrouve tout seul. Pour le recensement de cette année, c'est vous qui inaugurez le bâtiment dix-sept. Vous prendrez donc les chambres du rez-de-chaussée et du premier étage.

C'est naturellement que Nidari et Létaki s'installent ensemble dans la même chambre, tout excités du début de leur nouvelle vie.

- On y est, Létaki ! On est enfin au camp d'Atarashî !

- Oui, c'est génial !

 

Errant solitairement dans le couloir, à la recherche de quelqu'un de son âge, Zélyde passe devant les portes ouvertes une à une, en regardant qui s'y trouve. Lorsqu'elle voit une chambre vide, elle s'y introduit et lâche un soupir de soulagement.

*BUNK*

- Ouch !

Une voix se fait entendre de sous le bureau. Une tête, un peu grimaçante de douleur en sort et se présente.

- Salut ! Je m'appelle Sylvain, j'ai quinze ans.

Il avait pris une intonation assez amicale, l'air ravi de voir une fille dans sa chambre. Il se relève, passe sa main à l'arrière de sa tête, et prend un air désolé en souriant.

- Héhé... euh... bienvenue dans ma chambre... euh... enfin, dans notre chambre, quoi !

Il semble à la fois content que quelqu'un entre enfin dans sa chambre, et gêné de ne pas savoir comment s'y prendre pour accueillir une fille. Il se met alors à rougir et se cache derrière un grand sourire à l'adresse de Zélyde, ne sachant que faire d'autre. Froide de tempérament, celle-ci passe à côté de lui pour s'installer sur le lit vide.

- Zélyde. Seize ans.

Toujours poli et serviable, Sylvain s'excuse lui-même, de peur de paraître grossier.

- Ahem... désolé... je suis peut-être un peu brut, parfois... Je vais essayer de me faire discret, ça te va, comme ça ?

- T'inquiète pas, va, ça ira... répond-elle avec un sourire moqueur en coin.

 

Un peu timide et perdue, une petite jeune fille aux longs cheveux bruns entre dans une chambre à demi habitée. Elle salue le jeune homme blond qui trifouille quelque chose dans ses mains, assis sur son lit. Lorsque Kyhx relève sa tête drapée pour répondre, la jeune Mélyne se fige, son sang se glace et son visage pâlit d'horreur. L'apparence de son compagnon de chambre l'apeure, la dégoûte... Mais trop polie pour s'en indigner, elle va simplement s'installer dans la partie de la chambre qui restait libre jusque là. Malgré cette tension palpable, Kyhx garde son air inexpressif, ne comprenant pas le malaise qu'il dégage. S'affairant de leurs bagages, elle, n'ose mot dire, par intimidation, tandis que lui, n'éprouve pas le besoin de parler.

À la surprise presque générale, et par un sursaut unanime, les nouvelles recrues sont interpellées par les hauts-parleurs de leurs chambres respectives. Ces enceintes leur permettent d'être informés directement et rapidement par les hauts-gradés. En l'occurrence, ce sont les capitaines jumeaux qui leur annoncent que la partie théorique de l'examen d'entrée se fera dans la grande salle qu'offre le réfectoire dès le lendemain matin, et l'épreuve physique dès l'après-midi, dans le parcours d'entraînement d'Atarashî. Tous sont avertis et prêts à donner le meilleur d'eux-mêmes. Extinction des feux pour ce premier jour au camp.

Nidari et Létaki discutent encore longuement du chemin qu'ils ont parcouru pour en arriver jusqu'ici. Zélyde apprécie la compagnie de son nouveau camarade, bien plus social qu'a pu l'être Kyhx dans la forêt de Saikô, qui, lui, ne se couche pas, mais reste assis sur son lit, scrutant le halo pâle de la lune apparente, sur laquelle donne sa fenêtre. À force d'être bien différent de ses semblables, il est passé maître dans l'art d'angoisser sa partenaire de dortoir, qui ne peut s'empêcher de trembler à l'idée de dormir près du borgne. Cette nuit-là, Kyhx aura dormi dans un lit pour la première fois depuis plusieurs années.

 

Lorsque les rayons solaires matinaux s'infiltrent dans les chambres, beaucoup se cachent sous leur couette, pas habitués à se lever avec le soleil. De son côté, Zélyde ouvre timidement les yeux, et aperçoit son camarade déjà levé. Il la regarde et l'encourage gentiment à en faire de même.

- Bien dormi, Zélyde ? Il faut se lever, maintenant, on va devenir des soldats, après tout !

Encouragée, elle se lève de son lit avec un visage angélique que Sylvain se fait un plaisir de dévorer du regard. Mélyne, quant à elle, se réveille brusquement, et se retourne, toujours hantée par la moitié de visage que laissait voir Kyhx. Il est déjà debout, en train de scruter le paysage par la fenêtre. C'est comme s'il était né pour regarder à travers une fenêtre. De dos, ses cheveux blonds font moins peur, du coup, elle trouve le courage de lui parler.

- Bonjour... bien dormi, euh... ?

Lorsqu'il se retourne, elle se crispe d'effroi. Décidément, rien n'y fait, elle n'arrive pas à s'habituer à sa tête.

- Je m'appelle Kyhx, lui rappelle-t-il, et j'ai bien dormi.

Inexpressif, fidèle à lui-même, Kyhx se fiche des autres, au point de répondre de telle sorte que la discussion se close le plus vite. Un peu déçue qu'il ne lui retourne pas la question, Mélyne décide de se lever.

- Euh... ça te dérange, si tu te retournes le temps que je m'habille ?

Sans répondre, il reprend sa position initiale, fixant l'horizon d'où naît le soleil.

 

- Réveille-toi Nidari !

Il ne s'est toujours pas levé, alors que Létaki est déjà prête à attaquer sa journée. Un peu dans les vapes, il a du mal à quitter son somme. Heureusement pour elle, quelque chose l'aide à le sortir du lit. C'est incroyable ce que le clairon s'entend bien, même à travers des hauts-parleurs !

- Le petit-déjeuner est servi dans le réfectoire. Dans une heure, vous le débarrasserez et on vous distribuera l'examen d'entrée.

- Pour ceux qui trouvent que ça ne rigole pas, considérez qu'aujourd'hui, c'est la meilleure journée de votre vie de soldat.

Tout le monde se dépêche de rejoindre le réfectoire pour y prendre son repas, mais à la place, tout est déjà débarrassé. Dans la grande salle vide, seuls Éréyid et Zénéïr se tiennent debout et assoient les nouvelles recrues aux tables individuelles en les désignant du doigt. Certains sont indignés de la plaisanterie et n'hésitent pas à le faire remarquer.

- Comment peut-on avoir confiance en nos capitaines s'ils nous mentent ?

- Apprenez, jeunes gens, à vivre en respectant les ordres. Constatez que vous n'avez pas été capables de vous rendre ici de vous-mêmes, nous avons dû vous appeler via les hauts-parleurs.

- Si votre supérieur vous impose une tâche à accomplir dans l'heure, faîtes en sorte qu'elle soit terminée dans la minute. Prenez ceci en compte pour tous les ordres.

L'un des frères est clairement plus stoïque que l'autre. Zénéïr est plus enclin à parler de manière plus relaxée, pour être mieux compris des jeunes recrues, et n'hésite pas à partager ses conseils. Il garde néanmoins le sérieux qu'exige son rang et aide son frère à placer les nombreux enfants aux tables d'examen.

- Maintenant, vous vous taisez et vous remplissez la feuille qui se trouve sur votre table. Ce test nous permettra d'évaluer chacun d'entre vous afin de vous attribuer les rôles militaires qui vous correspondent. Vous avez jusqu'à midi.

Leur dernier devoir sur table commence enfin. À l'issue de ce test Nidari et Létaki savent qu'ils seront jugés. Plus ils impressionneront les commandants, plus ils auront de chances d'atteindre les postes à haut grade un jour. Bizarrement, les questions posées n'ont rien à voir avec le genre de questions auxquelles ces anciens écoliers étaient habitués. Bien sûr, il y a des questions de connaissances basiques sur la hiérarchie de la Nouvelle Armée et sur les spécificités des mutants, mais beaucoup d'interrogations se basent sur des cas concrets de situations de guerre. "En cas de combat entre vous et un mutant...", "En cas de conflits entre deux soldats...", "Comment réagiriez-vous si...", beaucoup de situation diverses et variées qui faciliteront l'analyse du comportement de chacun, et ainsi les assigner aux meilleurs postes. Désorienté par cette épreuve peu commune, chacun répond le plus sincèrement aux questions, ne sachant quelle serait la meilleure réponse à fournir, si toutefois il en existait une.

Kyhx est penché sur sa copie, reposant lourdement sa tête le poing de son bras droit, dont le coude est planté sur la table. Il a complètement perdu l'habitude d'écrire, mais la dextérité de sa main gauche lui permet d'écrire vite, bien que peu lisiblement, des réponses approximatives. Il pense connaître la nature des mutants mieux que personne, mais ne préfère pas dévoiler tout ce qu'il en connaît, et simplement répéter le récit d'un vieillard à la voix un peu chevrotante qu'il avait croisé, il y a quelques années.

 

- "Hé, jeune homme !"

- "..."

- "Quel âge as-tu ?"

- "..."

- "Tu as... Environ onze ans, n'est-ce pas ?"

- "... ! Comment vous savez ? Personne ne me connaît !"

- "Tu es bien jeune, petit, et tu allais t'aventurer dans la forêt, mais quand je t'ai appelé, tu ne m'as pas ignoré, tu m'as écouté. Un trop jeune garçon n'aurait pas eu ce comportement. En revanche, tu n'as pas voulu me répondre, tu as donc un certain manque de respect envers moi, à cause de ta jeunesse. J'en ai déduis ton âge dans un écart entre neuf et douze, puis j'ai choisi onze, un peu au hasard."

- "Mon... "comportement" ?"

- "Oui, je regarde les comportements des gens pour lire dans leurs pensées."

- "Pour... "lire dans leurs pensées"..."

- "Et ça marche avec les animaux aussi !"

- "Les quoi ?"

- "Tu vas dans la forêt, non ? Tu as dû en croiser beaucoup ! La plupart des gens les appellent "mutants", mais c'étaient autrefois des animaux, dans l'ancienne Ère, avant que les hommes ne créent Tiny Blood et ne les déforment !"

- "... !"

- "Les mutants ne sont pas méchants... Souviens-t'en !"

- "..."

 

Lord Zerovjan... Qu'avez-vous voulu me faire passer, comme message, ce jour-là ? J'ai pourtant fait comme vous... J'ai analysé leurs comportements, mais ils ont tous été agressifs...

Kyhx se perd sensiblement dans ses songes, et laisse pas mal de questions sans réponses sur son test. À d'autres interrogations, il déclare que la réponse n'est pas utile et mais ne développe pas son point de vue. Il repense à la rencontre avec ce vieillard et se souvient vaguement des informations qu'il lui avait partagées. Cet homme, Lord Zerovjan, comme il semble aimer se faire appeler, est à la tête d'une association religieuse : les Dragons Worshipers. Comme son nom l'indique, il s'agit d'une association qui regroupe les adorateurs de dragons. Ces gens ne sont que des civils, et n'ont jamais aperçu de dragons de leurs yeux. Seulement, les rares fuites d'informations leur ont permis de voir à quoi ils ressemblent, et selon leurs croyances, il s'agit d'êtres surhumains, envoyés par une divinité pour punir l'orgueil dont les humains ont fait preuve, il y a de cela près de quatre cents ans, et le but de l'association est d'entrer en communication avec ces êtres supérieurs, convaincus que la solution universelle se trouve chez les dragons. Difficile à croire, mais tellement utopique... Alors pourquoi pas ? Cette idée conclut sa pensée et Kyhx termine son devoir en le rendant à la sortie de la salle au capitaine Zénéïr Backar.

Un peu avant onze heures, Nidari fait également partie des premiers à avoir fini de remplir son questionnaire. En silence, pour ne déranger personne, il remet sa prestation au capitaine. En passant le pas de la sortie, il entend brièvement ce que lui murmure Zénéïr.

- Prendre des décisions rapides, c'est très positifs, surtout si les décisions sont bonnes...

Ça lui donne le sourire, car il est plutôt sûr de ses justifications. Il espère simplement que Létaki saura en faire de même. Elle a tendance à ne pas être sûre d'elle lorsqu'elle est examinée. En croisant ses compères dans le couloir, il croise notamment le regard de Kyhx. Celui-ci garde perpétuellement son air inexpressif, presque méprisant. Nidari, pas du genre à se laisser impressionner ou insulter, lui renvoie un message provocant de ses deux yeux vers l'unique destination qu'il fixe, tout en continuant son chemin au travers du corridor. Fier de sa prestance, Nidari atteint bientôt le sas qui mène dehors. Quand il dépasse de longs cheveux violets, une voix de velours l'interpelle.

- Ça s'est bien passé pour toi ?

Il se retourne et voit ce visage doux et sympathique, de trois ans son aîné. Il ne pensait pas que quelqu'un lui parlerait. Néanmoins, il veut montrer à tous sa vaillance, et répond un peu trop sûr de lui.

- Bien sûr, et même le capitaine Zénéïr m'a félicité d'avoir fini aussi tôt !

Après un petit gloussement moqueur, elle lui apprend, d'un ton amusé :

- J'ai rendu mes feuilles depuis plus d'une demie-heure. C'est moi qui suis sortie la première.

Cette révélation fait redescendre Nidari de son piédestal. Il pourrait lui reprocher de ne pas avoir répondu correctement, ou lui demander si elle avait répondu à toutes les questions. À la place, il reprend avec l'humilité d'un bon soldat :

- Bravo, tu as fait mieux que moi, je m'en souviendrai et te dépasserai. Et tu es ?

- Zélyde. Zélyde Oxford, et j'ai seize ans.

- Nidari Nakar, treize ans, j'espère que j'aurai de nouveau l'occasion de me mesurer à toi ! La défie-t-il.

- Moi aussi !

 

Nerveuse Létaki, encore en examen, voit son crayon trembler. Elle panique à cause du jugement en sortie d'examen, et elle sait que ce n'est pas bon pour elle. Elle sort alors une petite boîte cylindrique de sa poche, la regarde fixement et repense à sa conversation avec le commandant Éminar le Berserk, quelques années en amont.

- "Alors écoute moi bien, je vais te dire un secret : ..."

- "... ?"

- "Quand tu commences à trembler, c'est que ton berserk a commencé à se manifester. À partir de ce moment-là, tu dois relâcher toute la pression. Plus tu te crispes et plus tu perds le contrôle de toi-même. En te relaxant, tu auras l'impression que tout devient plus facile..."

- "..."

- "Sers-toi de ça au début, ça t'aidera à te contrôler. C'est un faible calmant. Utilise-le quand tu n'arrives pas à te détendre..."

Elle ouvre alors le récipient, pas plus gros qu'un petit poivrier de cantine, clos ses yeux, et en hume une grande respiration. Lorsqu'elle soulève ses paupières, Létaki ne tremble plus, ses pupilles ont doublé de surface. Elle aurait presque un sourire béa si elle ne se concentrait pas sur son objectif du moment. Elle attrape son crayon d'un geste vif et précis, se redresse sur sa chaise et reprend son exercice. Sa vitesse de rédaction à légèrement augmenté, ainsi que la qualité de sa calligraphie. Sur sa lancée, elle enchaîne ses réponses, sans prendre le temps de souffler pour marquer une pause entre les questions. Elle finit donc la fin son devoir peu de temps après, et s'empresse de le rapporter au capitaine Zénéïr. En un coup de vent, elle se dirige vers le sas menant à l'extérieur, en passant rapidement à côté des autres enfants qui erraient dans le couloir, attendant midi. Elle attire particulièrement le regard de Kyhx, qui remarque tout de suite une anomalie dans son comportement. Sans la lâcher du regard, il la voit se dépêcher, comme si elle avait un besoin urgent de sortir, mais prise d'un vertige, elle doit se figer là, à quelques mètres de l'air frais dont elle a besoin pour se sentir mieux. Elle s'appuie contre le mur, titube un peu, mais ne perd pas connaissance. Au moment où une faiblesse se fait ressentir dans ses jambes, elle chute soudainement, dans les bras du jeune blond qui la sauve in extremis d'un choc frontal avec le plancher. Personne d'autre, parmi ces jeunes gens n'aurait su réagir si vite. Kyhx la conduit alors à l'extérieur, où elle peut enfin prendre sa bouffée d'air frais, bien méritée. Létaki remercie son sauveur en haletant.

- Ouf... merci... c'est bon... ça va aller... maintenant...

Puis elle s'écarte pour reprendre ses esprits. Plus elle se concentre sur son rétablissement, plus ses pupilles rétrécissent jusqu'à retrouver leur état d'origine. Son vertige se fait aussi la malle et ses bouffées de chaleur disparaissent. Enfin calmée et fière de ne pas être tombée dans les pommes, elle se met à la recherche de son jumeau, sans qui elle semble perdue. Le connaissant, elle sait qu'il pense déjà à la prochaine épreuve, elle se rend donc au départ du parcours de l'épreuve physique. En effet, Nidari s'y trouve et a déjà commencé à s'échauffer, alors que l'épreuve ne commence que dans quelques heures.

- Coucou Nidari ! Tu es déjà prêt ?

- En vrai, on n'est jamais assez prêt, mais je suis confiant pour la suite.

Il se stoppe dans ses étirements, et se tourne bien en face d'elle.

- Alors, cet examen ? Bizarre, non ?

- Oui, c'était pas comme d'habitude. Et puis, il faut que je te dise, j'ai fait une petite crise en sortant de la salle, mais ne t'inquiète pas, ça va mieux ! Je ne me suis même pas évanouie !

Effaré par la déclaration, Nidari s'inquiète quand même.

- Tu es sûre que ça va ?

- Mais oui ! Je t'en prie, Nidari, tu dois me faire confiance ! J'ai grandi, tu sais !

Après un moment d'hésitation sur sa réponse, il se laisse envahir par la même humilité dont il avait fait preuve un peu plus tôt avec la crinière mauve.

- Si tu te sens assez forte, je te fais confiance. Mais tu sais que je m’inquiéterai toujours pour toi, sœurette ! Ajoute-t-il, amusé et protecteur.

- Oui ! Lui accorde-t-elle avec un sourire qui lui plisse les yeux.

 

Douze heures sonnent, les derniers doivent rendre leurs travaux, même inachevés. Dans le même temps, un fourgon déboule de l'allée et vient se garer près du point de rendez-vous, où l'épreuve physique commencera dans cent-vingt minutes. Des caisses de sandwichs sont déchargées et proposées aux jeunes recrues. N'ayant pas déjeuné le matin même, elles peuvent enfin casser la croûte avant de se donner à fond à l'examen sportif. Quelques groupes se forment et échangent des avis. D'autres, plus intimidés, restent seuls avec leur pains garnis. Nidari remarque justement un ancien camarade de classe de Senshutsu qui se retrouve plutôt exclu.

- Tiens, regarde-le ! Il se moquait de nous, à l'école ! Et tu vois, il se retrouve tout seul, ici ! Je te l'avais bien, dit !

- C'est bien fait pour lui ! Enchérit Létaki.

Semblant errer sans but, Kyhx s'éloigne discrètement de la zone, s'appliquant à se cacher de qui pourrait le voir. De dos, on le devine en train de retirer le voile noir qui couvre son visage, pour avaler son repas. Si tôt englouti, il remet son bandeau en place et retourne se fondre dans la masse. Seule Mélyne l'a lorgné, de loin, obsédée par l'horreur qu'elle décèle dans son faciès.

- Il t'a tapé dans l'œil ou quoi ?

Surprise, elle se retourne face au jeune homme châtain qui la taquine. Celui-ci se rend d'ailleurs compte que Kyhx n'a qu'un œil, et se fait lui-même la remarque.

- Oh ! Très bonne blague ! Je suis Sylvain Morcki, quinze ans de talent ! Et tu es ? Demande-t-il plein d'humour et de confiance en soi.

- Je m'appelle Mélyne Semia, et arrête tes bêtises, je dors juste dans la même chambre que lui, mais il me fait peur...

- Hein ? Bah pourquoi ?

- Son œil, il est tout blanc, c'est vraiment dégueu...

- Et bah ? Il l'a pas forcément choisi ! C'est vrai que c'est la première fois que je vois un œil blanc, mais... Là ! Regarde lui, là-bas ! Le moche ! Il a les cheveux bleus, c'est pas banal, et je me moque pas de lui !

- C'est exactement ce que tu viens de faire... Baka... Répond-elle cyniquement en lui tournant le dos.

Tout pendant que tout ce petit monde commence à piailler et à se disperser, les capitaines jumeaux les rappellent sèchement à l'ordre.

- La pause est finie, les gamins, l'épreuve d'endurance à déjà commencé. Vous devez aller au bout de ce parcours d'entraînement. Vous serez jugés en fonction de vos qualités de futurs soldats de la Nouvelle Armée. On vous attend de l'autre côté.

Aussitôt annoncé, le grand départ ne se fait pas attendre. Tous ces gamins se ruent en avant à qui sera le plus rapide à atteindre l'arrivée. Cet exercice sert d'échauffement pour les soldats entraînés, et la difficulté n'est pas timide dans ce parcours du combattant. On trébuche, on chute, on se relève, on retombe, beaucoup mordent la poussière au milieu des piétinements des autres. Les premiers murs d'escalade sont embouteillés, les ascenseurs à cordes brûlent beaucoup de mains froides, que ces enfants n'ont pas échauffées, le sable et la boue se mêlent aux vêtements et freinent des rampants qui en redemandent. La motivation générale se fait sentir, même si après quelques minutes d'efforts, les premières pauses entre obstacles sont exigées des moins endurants.

Dans le peloton de tête, les plus sportifs se font concurrence. Une course effrénée que se disputent entre autres les plus âgés, les nouvelles recrues de plus quatorze ans. Lorsque Kyhx prend tranquillement le devant de la course, cela donne un sursaut d'adrénaline à ses concurrents, déjà dégoulinant de sueur après une heure entière d'exercice intense. Le jeune borgne à la rétine pâle les aperçoit se forcer, donnant tout ce qu'ils ont pour tenter de reprendre la première place. Sans broncher, ni même donner un sentiment dans son vide regard, il s'efforce à montrer un peu plus de ses capacités, augmentant drastiquement sa cadence. Les autres recrues sont laissées sur place, presque démoralisées par l'énergie débordante que propose Kyhx, qui franchit à tout allure les obstacles qui se dressent sur son chemin. Loin devant, il ne risque pas d'être gêné par qui que ce soit.

Plus en arrière, Nidari conseille à sa jumelle de garder un rythme d'effort constant, pour éviter l'épuisement en cours d'examen, ou tout autre crise dont elle est fréquemment victime, quitte à en voir beaucoup passer devant eux, ceux-là mêmes qu'ils dépassent à nouveau en les voyant épuisés sur le bas-côté, reprendre leur souffle. Moins endurante que lui, Létaki commence à accuser la fatigue, mais il ne lâche pas l'affaire, continuant de l'encourager et de l'aider, au point de lui faire la courte échelle pour franchir un petit mur d'escalade.

- Ne m'attends pas... Nidari... pars devant... je te ralentis... tu vas perdre du temps... sur ton résultat...

- Rappelle-toi de ce que le capitaine Éréyid a dit !

- "Vous serez jugés en fonction de vos qualités de futurs soldats..."

- Si l'important était d'arriver au bout le plus vite, il aurait dit un truc du genre "Soyez les premiers à franchir le parcours", ou alors "Vous serez jugés sur votre rapidité". En tant que soldats, s'entraider doit faire partie de nos habitudes de mission. C'est là-dessus qu'ils vont nous juger, en plus de nos capacités physiques.

Il a visé juste. Les surveillants ont bien remarqué l'attitude altruiste de Nidari envers ses camarades. Il est d'ailleurs rapidement copié par ses semblables après avoir dévoilé cette partie de la notation. Grâce à lui, la cohésion du groupe devient meilleure, et l'entraide est rapidement adoptée par la majorité des nouvelles recrues. Un bon point pour lui.

La chaleur des intenses rayons lumineux du soleil sont plus favorables à l'effort qu'une pluie battante, mais l'épuisement chez ces jeunes enfants se fait précoce, et beaucoup sont à la frontière de l'abandon. Près de deux heures d'efforts, sans compter les pauses pour souffler, sont nécessaires pour la moyenne de cette année. Les plus performants ont économisé plusieurs minutes, mais rien de bien extraordinaire. Seul Kyhx s'est autorisé à pulvériser le record historique de toutes les générations de nouvelles recrues. Jusque-là détenu par un certain Xan Kriegor, le record de l'examen d'entrée parcouru la première fois le plus rapidement était de cent-deux minutes. Désormais, il est de quatre-vingt-sept minutes, soit un quart d'heure plus court. Moins d'une heure et demie pour franchir tous les obstacles du parcours sans le connaître à l'avance, et sans entraînement préalable. Ça ne restera pas ignoré des commandants. Une performance physique qui crée des admirateurs et des jaloux, mais Kyhx n'a que faire de la compagnie des gens, coquille solitaire couvant son âme.

Épuisées, fatiguées, lessivées, toutes les recrues se dirigent au point de rassemblement en rampant, face au monticule où les ont accueilli les commandants la veille, les plus dignes essaient de dissimuler leurs crampes, mais ne peuvent se cacher derrière leurs souffles coupés. Lorsque les derniers arrivent enfin, les commandants jumeaux s'avancent, de part et d'autre de la foule, pour annoncer les résultats anticipés.

- Nous avons été assistés de nos lieutenants pour tous vous évaluer au fur et à mesure que l'exercice se déroulait. Et nous vous avons jugés en fonction de vos prestations. Néanmoins, certains d'entre vous ont besoin d'une évaluation supplémentaire, car nous n'avons pas pu pleinement les cerner. Je laisse le capitaine Zénéïr les appeler.

- Ceux que je vais nommer devront rejoindre le capitaine Éréyid lorsqu'ils entendront leurs noms.

Alors qu'ils pensaient enfin être des soldats, les jeunes arrivés se rendent compte que le chemin est encore long avant de se reposer. Quelques uns d'entre eux n'ont même pas encore fini leur examen d'entrée.

- Kyhx Kerza !

Est appelé le premier. Les recrues se regardent les unes les autres pour savoir qui est appelé. Des messes basses naissent, et des chuchotements circulent quelques rumeurs.

- C'est l'enfant voilé ! C'est l'œil blanc ! Il a fini l'épreuve en moins d'une heure et demie ! Il est dopé ou quoi ? C'est un tricheur ?

Parmi les dix premiers appelés, elle entend, elle aussi, son nom.

- Zélyde Oxford !

Elle est anxieuse. Que pouvait bien signifier cet appel ? Elle qui doutait de la détermination de son ancien acolyte, elle venait de se retrouver dans le même panier que lui. Ce regroupement a-t-il un but positif, ou bien des sanctions vont-elles pleuvoir ? Après tout, Kyhx et elle n'étaient plus allés en cours depuis plusieurs ans, leurs examens théoriques étaient-ils si catastrophiques au pont d'être sanctionnés ?

J'ai un peu peur de cette nouvelle évaluation. C'était vraiment prévu ? En tout cas, je reste bluffée par Kyhx, je pensais qu'il n'était pas sérieux pendant nos entraînements. On dirait que je n'ai juste pas fait attention à ses efforts ni à ses progrès. Je suis contente de le savoir aussi en forme ! J'espère qu'on va rester ensemble pendant les missions...

Invitées à regagner leurs dortoirs, les nouvelles recrues s'en vont prendre un bon repos, tandis que la douzaine d'exceptions est conduite dans un hangar couvert, grande salle vide où les attendent des silhouettes cagoulées. Ombres effrayantes à qui s'adresse le capitaine Éréyid.

- Messieurs, ces recrues prometteuses sont à vous !

 

Aux dortoirs, en plus des chambres à moitié vides de Sylvain et Mélyne, la jeune Létaki s'angoisse à l'idée de rester seule, ce soir. Séparés depuis que ce dernier nom appelé les avait foudroyés, éclatant comme le tonnerre à leurs oreilles.

- Nidari Nakar !

 

 

* La scerpièce [s??pi?s] est la femelle du scerpial.

* Shukumei [?'kum?] : le destin, une fatalité à subir.

* Unmei [œ'm?] : le destin, une destinée à accomplir.

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